Le procureur de Turin Guariniello invité à Paris : Verbatim

Le samedi 25 février 2012, le Procureur de la République Raffaelle Guariniello est venu à Paris à l’invitation d’Interforum, du Syndicat de la Magistrature et de Giuristi Democratici, pour exposer son experience dans l’enquête et l’accusation dans les questions de santé au travail et de santé environnementale. Face à une assistance nombreuse et internationale de juristes, militants, victimes et journalistes, il est revenu sur son expérience de procureur luttant depuis les années 1970 sur ces questions, en insistant notamment sur les points forts qu’ont été les procès ThyssenKrupp et Eternit (voir ce compte-rendu du verdict d’Eternit Turin).Son intervention a été suivie d’un vif débat sur la nécessité que de tels procès se tiennent également dans les autres pays européens, dont la France. Cet article résume les grandes lignes du discours du procureur.

Raffaelle Guariniello coordonne depuis vingt ans une équipe de procureurs sur les questions des dégâts du travail. Pendant longtemps, l’équipe s’est concentrée sur les accidents du travail, avant de prendre en compte également les cancers professionnels et autres pathologies liées au travail. Une autre évolution décisive a été le passage de mises en cause autour des qualifications d’homicide involontaire, de lésions personnelles involontaires, à celle de désastre involontaire. Surtout, la grande réussite de l’équipe a été de progresser ensuite sur la question de l’intention et de parvenir à qualifier des faits au moyen des catégories d’homicide volontaire et de désastre volontaire.

Le procureur a rappelé l’importance des trois facteurs qui caractérisent le système judiciaire italien :

– l’indépendance du ministère public (parquet) par rapport au pouvoir politique

– le pouvoir d’initiative des procureurs pour engager des enquêtes

– l’obligation d’exercer l’action pénale

Raffaelle Guariniello a ensuite insisté sur ce qui constitue selon lui les quatre points centraux des procès ThyssenKrupp et Eternit :

1) l’identification des personnes pénalement responsables en cas d’omission des mesures de sécurité du travail, pour des raisons structurelles, imputables aux choix généraux de la politique d’entreprise. Ce qui implique d’aller regarder les directeurs de société, les conseils d’administration. Les délégations de pouvoir, même bien rédigées, n’excluent pas la responsabilité de l’employeur, lorsqu’il s’agit de choix généraux de la politique d’entreprise sur la sécurité, de carences structurelles sur lesquelles le délégué n’a pas le pouvoir d’intervenir… et lorsque le responsable opérationnel est conscient des risques engendrés par ces carences. Même en cas de délégation de pouvoir, la responsabilité de l’employeur est engagée dans la mesure où il s’est soustrait à son devoir d’intervenir pour rectifier ces situations. Enfin, l’enquête doit s’intéresser à ce qui se passe dans les salles des conseils d’administrations, où l’on prend des décisions que ne peuvent prendre les niveaux inférieurs de la hiérarchie.

2) Le procureur a également insisté sur le fait que la procédure habituelle d’enquête sur les questions de santé-travail-environnement était insuffisante : on ne peut se contenter de l’inspection, de l’audition des témoins, de la demande de documents et du recours à une expertise. Il faut également avoir recours à la perquisition, aux écoutes téléphoniques, à la saisie de matériels informatiques, serveurs, etc. qui est beaucoup plus efficace.

3) Il est également revenu sur la question du dol, qui rejoint la question de l’intention. Dans le procès ThyssenKrupp, l’accusation a tenu l’administrateur délégué responsable d’homicide volontaire, de désastre volontaire et d’omission volontaire des mesures de sécurité. Le passage de « involontaire » a « volontaire » explique que ce procès se soit tenu devant une Cour d’Assises, ce qui était une première pour ce type d’affaires. Ces qualifications ont également été retenues dans le procès Eternit.

Le procureur Guariniello a expliqué que la jurisprudence italienne identifie des niveaux croissants d’intensité d’action frauduleuse : le dol éventuel (distingué de l’imprudence consciente), le dol intentionnel, le dol direct. Cette gradation permet de qualifier de « volontaire » une action dont les conséquences désastreuses n’étaient certes pas voulues par l’accusé, mais entrevues, prévues, comme une conséquence possible de son activité…

4) Enfin, un quatrième élément inédit dans ces procès, a été le fait que l’organisme public d’assurance sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (INAIL) s’est constitué partie civile. Ceci a un effet de prévention important.

Le procureur Guariniello a également expliqué qu’il avait contribué à mettre en place un Observatoire pour étudier les cancers professionnels dans la région de Turin, directement relié au Parquet. Cet Observatoire est parti « à la recherche des tumeurs perdues »… et a permis d’identifier plusieurs milliers de cas de cancers liés à l’activité professionnelle. Ceci joue un rôle important en matière pénale, civile (indemnisations) mais également en termes de prévention, permettant de découvrir des expositions à des produits cancérigènes dans des endroits insoupçonnés et insoupçonnables.

Raffaelle Guariniello a terminé en évoquant la nécessité, selon lui, de mettre en place une organisation judiciaire internationale sur ces questions. Il a rappelé la préconisation qui avait été faite d’un Parquet européen. Il n’est en effet pas normal que les frontières soient ouvertes pour les criminels, mais fermées pour les policiers et les magistrats qui les poursuivent. De ce point de vue, l’Europe est d’une certaine façon un « paradis pénal » pour les criminels.

« Le crime voyage à la vitesse de la lumière, alors que la justice voyage encore en diligence », a conclu le procureur italien.

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Sur le même sujet :

« Amiante: la justice française rétive à établir des responsabilités pénales », dans L’Humanité

« Sécurité au travail, l’exemple italien », une présentation de l’activité de l’équipe de Turin dans Le Monde diplomatique

« Amiante, où en est la justice française ? », article sur FaxDZ

« Après le procès de Turin, la justice doit être enfin rendue ici », tribune de la sénatrice Michelle Demessine

– >Mise à jour (6 mars 2012)  :

« Une leçon de droit pénal italien », WK-RH Semaine sociale Lamy

« Amiante : magistrats, avocats et associations de victimes français et italiens tirent les leçons du procès de Turin », Viva

Procès amiante : « Les parquets français freinent des quatre fers », Le Nouvel Observateur

« L’insulte faite aux 100 000 victimes de l’amiante », Blog Nouvel Obs

« Amiante : les leçons du procès de Turin », Communiqué Fédération des Mutuelles de France

« Eternit, un outil de destruction massive », RTBF