Procès Eternit de Turin : récit d’une journée historique

13 février 2012, 8h. Le soleil se lève sur Turin. Le froid est intense et la neige tombée il y a quelques jours couvre les places et le bord des chaussées. La foule qui se presse devant le Palais de justice est déjà nombreuse : des dizaines de journalistes venus d’un grand nombre de pays, les avocats des parties civiles et des prévenus, et surtout des centaines de victimes de l’amiante venues des villes italiennes où étaient situées les usines Eternit, mais également de France, du Brésil, des Etats-Unis, de Belgique ou de Suisse.

La salle d’audience étant trop petite pour accueillir tout ce public, elle est réservée en priorité aux journalistes et aux avocats ; les délégations étrangères se mettent dans la salle 2, où la retransmission télévisuelle et un service de traduction simultanée en français et en anglais permettront aux non-italianophones de suivre le détail du verdict. Quant aux centaines de personnes venues de Casale Monferrato, « ville empoisonnée », et des autres sites d’Eternit Italie, elles se retrouvent dans une salle immense du Palais où le verdict est également retransmis sur grand écran.

 

 

A 9h30, les juges entrent autour du président Casalbore. Celui-ci appelle un à un les avocats, puis laisse la parole à l’avocat Zaccone, représenant Cartier de Marchienne, qui dit qu’il n’a rien à ajouter. La séance est levée, le verdict sera finalement rendu à 13h15. Ce qui laisse le temps à certains d’accrocher des banderoles sur le palais de justice, de manifester autour du sort des victimes des crimes industriels quels qu’ils soient, et à d’autres de se retrouver dans l’atmosphère bondée de la cafeteria du tribunal.

A 13h20, les juges entrent. Debout, le président Casalbore déclare les deux propriétaires des anciennes usines Eternit coupables et condamnés à 16 ans de réclusion criminelle.

 

 

Dans la salle principale, le silence est de mise, le président jetant des regards furieux à ceux qui rompent la solennité du moment. Au contraire, dans les salles où le verdict est retransmis, l’assistance applaudit l’annonce de la peine de prison, puis le silence s’installe à nouveau.

 

 

Suit la liste interminable des quelque 2900 noms de personnes indemnisées du fait qu’elles sont elles-mêmes malades ou sont proches de victimes malades ou décédées. Environ 30 000 euros sont accordés à chacune des parties civiles. 25 millions d’euros sont accordées à la ville de Casale Monferrato, dont le maire avait refusé quelques jours plus tôt une offre de transaction de la part de Stephan Schmidheiny (18 millions d’euros), sous la pression du ministre de la Santé. 20 millions d’euros sont accordés à la région du Piémont, 15 millions à l’Inail, l’assurance accidents du travail des travailleurs, 5 millions d’euros à l’Asl de Casale, qui a mené la recherche et la collecte de données sur les malades. Le total des indemnisations se monterait à environ 100 millions d’euros.

Au bout de trois heures et une minute, le juge termine la lecture du verdict. La séance est levée, les journalistes se ruent vers les principaux protagonistes du procès pour recueillir leurs impressions.

Raffaelle Guariniello dirige l’équipe de procureurs qui a monté le dossier d’accusation. Avec ses adjoints Sara Panelli et Gianfranco Colace, ils ont patiemment reconstitué pendant des années l’organigramme de l’univers Eternit et construit petit à petit le raisonnement juridique permettant de montrer la responsabilité pénale des prévenus.

Notre force résidait dans les documents. Il a fallu beaucoup de temps pour les lire tous et commencer à faire le lien entre eux. C’était comme une mosaïque, nous avons dû attendre le dessin final pour comprendre, et à la fin nous avons lu les noms de Cartier de Marchienne et de Schmidheiny »

expliquait il y a quelques mois Sara Panelli à Patrick Herman (lire l’article dans le Monde diplomatique).

Interviewé par la télévision italienne quelques minutes après la fin de la séance, Raffaelle Guariniello explique que ce procès est le plus important dans l’histoire des procès autour du travail. Il permet d’espérer que soit mis fin à l’injustice en ces matières également dans d’autres pays. Le procureur mentionne également l’éventualité d’un procès « Eternit bis », qui permettrait d’évoquer les nombreuses victimes qui n’ont pas pu être prises en compte cette fois-ci, notamment celles qui ont travaillé chez Eternit à l’étranger :

 

 

Dans un portrait paru dans le quotidien La Stampa, le journaliste évoque la réaction de Guariniello à la lecture du verdict : « quand a commencé la lecture du jugement, avec les articles du code qui étaient cité, j’ai compris qu’il s’agissait d’une condamnation, avec intentionnalité, sur deux faits qui étaient indubitables, alors je me suis dit :  »mais je suis en train de rêver les yeux ouverts » ».

Incontestablement, la décision du 13 février est un couronnement de la carrière de ce procureur, qui s’était déjà illustré récemment avec la condamnation des dirigeants de la branche italienne de ThyssenKrupp, suite à un accident du travail dans lequel sept ouvriers sont morts brûlés vifs. Il explique néanmoins aux journalistes de la Stampa qu’il craint que son équipe ne soit bientôt démantelée, du fait d’une norme qui veut qu’il y ait un changement de spécialisation des procureurs tous les dix ans.

Romana Blasotti Pavesi, 82 ans, est la présidente d’honneur de l’association des victimes de l’amiante de Casale Monferrato. La veille du verdict, elle accordait une interview à La Stampa :

Malgré vos 82 ans, vous avez participé à plus de 60 audiences. Quel a été le moment le plus dur?

Les mensonges de certains témoignages de la défense m’ont fait très mal : que l’amiante ne fait pas de mal, que les prévenus ont dépensé beaucoup d’argent pour assurer la salubrité dans l’usine. Un témoin, en particulier, a dit qu’il y avait moins de poussière dans l’usine qu’il n’y en a dans une rue. Ces mensonges m’ont fait souffrir.

Et « l’offre du diable » : les 18 millions d’euros offerts par Schmidheiny à la commune de Casale pour qu’elle se retire de la liste des parties civiles?

Le suisse a fait une chose honteuse : il s’est comporté de la même manière sournoise dont l’amiante tue les gens, les frappant de manière aléatoire. Cela m’a fait mal, aussi, qu’une partie des habitants de Casale aient pu penser faire ce pacte, comme s’ils ne connaissaient pas la bataille conduite durement depuis trente ans pour arriver à ce procès.

A la fin, cependant, la commune a rejeté l’offre.

Je remercie le ministre de la santé Balduzzi et cette majorité des habitants qui ont manifesté un profond sens civique. S’ils avaient accepté, j’aurais personnellement ressenti de la honte en me présentant devant les magistrats qui ont travaillé tant d’années pour arriver à ce moment. Aujourd’hui, je ressens plutôt de la fierté.

Un certain nombre de personnes ont accepté les offres [individuelles] et ont renoncé à se constituer parties civiles.

Et je me suis mise tellement en colère ; certains d’entre eux n’avaient pas besoin de cet argent. D’autres, si : tant de gens ont accepté à contrecoeur, avec les larmes aux yeux, par nécessité. Il y avait aussi les femmes devenues veuves par l’amiante, avec des enfants à élever. »

Dans les heures qui ont suivi cette dernière séance du procès, la nouvelle du verdict historique a fait le tour du monde. Elle est commentée aussi bien en Suisse, en Belgique qu’au Canada, et seul un journal de Zürich, l’un des lieux de villégiature de Stephan Schmidheiny, se permet de le défendre encore au mépris de tout ce qui a été montré au cours du procès, en invoquant des arguments de complaisance en grande partie inspirés par la présentation officielle du milliardaire par lui-même.

L’avocat Jean-Paul Teissonnière, qui fait partie du pool international d’avocats qui ont représenté les intérêts des victimes, explique à la journaliste de Libération présente sur place que cette décision met en lumière la situation choquante du parquet en France :

Chez nous, on continue d’être dans le déni et le parquet fait tout pour entraver la tenue d’un procès pénal. Les procureurs doivent sortir de cette culture de la soumission. En Italie, les parquets sont indépendants et on voit le résultat.»

Dans une interview au journal Le Monde, le même revient sur les conséquences de cette décision pour les victimes françaises :

La symétrie des situations et leur différence de traitement est impressionnante, et rien ne peut l’expliquer. Peut-être cela peut-il interpeller l’institution judiciaire. La situation n’est peut-être pas si désespérée que ça. Mais j’ai tout de même l’impression d’assister à un naufrage judiciaire. Ce qui était auparavant choquant devient maintenant inassumable. »

Comment faire en sorte que l’expérience italienne se transmette aux autres pays, notamment européens, afin de permettre d’autres procès de ce type ? C’est ce que se demandent ces anciens salariés français d’Eternit, interviewés par France 3 :

 



A Turin, le lendemain du verdict, une conférence de presse était organisée à l’Union culturelle pour annoncer la naissance de l’asssociation INTERFORUM ONG. Cette « multinationale des avocats », selon le mot d’un journaliste italien, vise à perpétuer la bonne collaboration entre les avocats internationaux qui ont défendu les victimes dans ce procès, afin de faciliter la tenue d’autres procès de ce type dans d’autres contextes nationaux, et également d’encourager l’échange de pièces issues des différentes procédures en cours. La conférence de presse était assurée par Sergio Bonetto (Italie), Jan Fermon (Belgique) et Jean-Paul Teissonnière (France, président de l’association), avec une intervention d’Annie Thébaud-Mony (lire ce compte-rendu en italien).

Restent des zones d’ombre, qui montrent que ce procès n’est qu’un point de départ, malgré son importance historique : tout d’abord, les coupables restent encore des fantômes (« imputati fantasma »), ne s’étant jamais présentés au procès (ce que leur permet la loi italienne), et il faudra sans doute attendre d’autres décisions (appel, cassation), voire d’éventuelles demandes d’extradition, avant qu’ils ne soient emprisonnés pour purger leur peine. Le paiement des indemnisations sera sans doute également un combat difficile. En outre, des sites comme celui de Bagnoli n’ont pas été inclus dans le procès, pour cause de prescription, un argument qui montre que le droit est encore inadapté, même en Italie, à des pathologies comme celles de l’amiante (ou des autres cancérogènes professionnels) qui se déclarent parfois vingt ou trente ans après l’exposition. Enfin, l’amiante reste encore exploité et exporté dans de nombreuses régions du globe, et certains industriels canadiens ont même eu le cynisme de déclarer que ce procès ne les concernait pas… le silence gêné du lobby officiel de l’amiante suggérant néanmoins le contraire.

Reste un procès d’une signification exceptionnelle, comme le souligne Laurent Vogel, de l’Institut syndical européen, dans un article fouillé.

 

Photos de l’Association Henri Pézerat (licence CC) :